Le plus étonnant n'est pas que ce film ait bouleversé ceux qui l'ont découvert ou revu lors des trois ou quatre projections qui ont eu lieu en 2008. Mais que les spectateurs alors les plus réticents et même hostiles à Bergman l'aient perçu comme étonnamment libre, singulier, surprenant. Comme s'il constituait scène après scène un arrachement à ce qu'ils qualifient de « bergmanisme » (ostentation dans la gravité, noirceur enchaînée et damnation existentielle, solennité du grand art, crainte sans tremblement, maîtrise étouffante), et décrivait un difficile mouvement ascensionnel triomphant de forces de pesanteur pourtant exposées sans pitié.
C'est en effet celui des films de Bergman où s'équilibre le plus miraculeusement le versant noir des explorations les plus poussées dans l'irrationnel et le tourment intérieur, et la ligne claire, musicale et féerique de ses grandes fantaisies aériennes. Si, comme le cinéaste l'écrivait très tôt, chacun de ses films était pour lui le dernier,
En présence d'un clown mériterait plus que
Sarabande de figurer comme son véritable opus ultime. Non par quelque accent testamentaire manifeste, mais parce que son ampleur de registres, la sûreté infaillible du geste, la souplesse et l'imprévisibilité dans l'enchaînement des tableaux successifs – du cinéma au théâtre, du bricolage forain et des chapiteaux de fortune à la magie musicale, de la scène dramatique improvisée au récit à une voix – témoignent de la liberté, insoucieuse de briller ou de rien démontrer, qui marque l'état de grâce et la chance octroyés à certains grands artistes dans leur vieillesse (
Le printemps du cœur de l'hiver est une saison par lui-même, écrit T.S. Eliot).
L'invention aventureuse, l'ingéniosité artisanale d'un geste créateur qui semble chaque fois repris à son commencement, le débridé presque feuilletonesque du récit épousent à chaque instant les défis que les protagonistes de la fable affrontent : comment inventer, répondre à l'imprévu, parer au plus pressé, improviser en toutes circonstances, répondre aux coups du sort. Un art de l'impromptu.
Qu'on en juge. Deux internés psychiatriques provisoires au seuil de la vieillesse, fantasques, irascibles et charmants, se lient d'amitié à l'hôpital d'Uppsala en octobre 1925. L'un, Akerblöm, ingénieur féru d'inventions jusque-là peu couronnées de succès, décide de mettre au point un dispositif selon lui aussi révolutionnaire pour l'humanité que l'invention de la roue : la cinématographie vivante et parlante. Des images muettes sont projetées sur un écran translucide, et derrière l'écran, les acteurs donneront voix aux personnages grâce à un microphone et un haut-parleur les diffusera dans la salle. L'autre personnage, Vogler, professeur retraité d'exégèse à l'Université, se dit le fondateur du mouvement libertaire anti-chaos « L'Esclavage rompu », dont le droit de péter librement est l'une des premières revendications. Akerblöm est par ailleurs fasciné par la figure et la musique de Franz Schubert qu'il tient pour son semblable son frère, et obsédé par la question de savoir ce que le musicien a exactement ressenti, un matin d'avril 1823, à la minute où il a découvert qu'il était mortellement atteint de la syphilis. Les deux compères, soucieux de mettre à l'épreuve l'invention géniale, bricolent un scénario où se mêlent, sans souci de vraisemblance, les dernières années de la vie de Schubert et les mémoires d'une certaine comtesse Mitzi, célèbre prostituée viennoise vierge et folle d'amour pour le musicien, qui se suicida en 1908. Bien qu'éminemment mélancolique, le film aura pour titre
La Joie de la fille de joie. Les deux amis, tels Mercier et Camier chez Beckett, sont déterminés à aller de l'avant coûte que coûte et décident d'entreprendre la réalisation et la diffusion artisanale du film. Comme parfois Laurel et Hardy, chacun est secondé dans son entreprise par une femme amoureuse beaucoup plus jeune, belle, réaliste et éperdument dévouée.
Le long prologue de l'hôpital et l'ensemble du film (qui se fixe ensuite à l'une des étapes de la troupe dans les locaux de la Ligue de tempérance de Granäs, baraquement perdu dans le vent et la tempête de neige) déploient, à l'image de ses deux héros lunatiques et versatiles, une succession à très brefs intervalles d'humeurs changeantes. Humeur convient mieux, pour désigner le mouvement de ce film et la labilité de ses microclimats, que variations de rythme, ruptures de ton ou changements de tempo. Et le mot doit lui-même s'entendre ici avec la multiplicité contradictoire de sens que le terme
humor, difficile à traduire, a dans la langue allemande (notation plus fréquente d'ailleurs dans la musique de Schumann que dans celle de Schubert) : humeur noire de la mélancolie, humeur de chien des accès de colère ou de franche brutalité, humeur maniaque de l'activité débordante suivie de stupeur dépressive, humeur exquise de la joie créatrice, humeur enjouée des moments d'entente et d'accomplissement, humour constant enfin et parfois bouffonnerie déchaînée dans l'affrontement et le commentaire des nombreux ratés de l'entreprise. Bergman place systématiquement chaque scène de son film sous le signe d'un problème à résoudre sans délai, d'un différend à régler ou un conflit à traiter. Toute situation appelle ainsi, comme condition pour que le film et la tournée continuent, une clarification préalable, qu'il faut entendre ici au sens propre. Le sombre, l'opaque, la noirceur règnent au début de chaque épisode mais, par succession de touches savantes et rapides, Bergman introduit dans le tableau une couleur claire, une transparence ou une échappée. Et l'ensemble des problèmes enchaînés est lui-même sous-tendu par une alternative vitale qui commande tout le mouvement du film et forme l'arche majeure de sa construction : sombrer ou s'élever, céder à l'attraction du vide et de la chute à pic ou y échapper par le haut, qu'on appelle ce sursaut invention, partage, entente, création ou amour. Sans répit menace la retombée dans le marais des passions tristes et de l'esprit de vengeance, mais le film est un défi triomphant constant à la pesanteur, au sarcasme et à l'enlisement. Et dans cette fantaisie dont la cruauté et l'alacrité triviale ne nous épargnent rien, l'harmonie conquise ne se laisse pas altérer. Les cloches indiquant la fin de partie, après une nuit enchantée gagnée de haute lutte, ne sont peut-être qu'une hallucination, la mort qui rôde aux confins de l'image un clown sodomite et hésitant, la terreur de la folie et de l'abandon une chimère et le peu de spectateurs un gage de leur qualité. Car l'amour ne cède pas et la clarté musicale croît.
*L'interrogation du titre est empruntée à Léon-Paul Fargue