Le public majoritairement citadin ne suffit pas à expliquer cette asymétrie. Notons plutôt la coïncidence chronologique (la corrélation ?) entre le développement du cinéma et celui des villes. Art hautement technique, divertissement forain puis industriel, c'est à la ville que le cinéma s'expérimente, se perfectionne, se commercialise. Il se fait et se montre là où il y a du monde. Exceptionnelle, son implantation à la campagne nécessite une logistique particulière, et pas seulement à l'époque du kino soviétique. Aujourd'hui encore l'installation d'une équipe de tournage à la campagne ressemble à un bivouac en milieu hostile. Dans ce contexte contre-nature doit se bricoler une petite ville autonome, dont les habitants puissent se nourrir, se loger, brancher leurs appareils électriques, connecter leur outillage informatique. Toute une expédition.

L'ouverture de Le Vent nous emportera voit un 4x4 épouser les courbes sinueuses d'une route de terre, minuscule parmi l'immensité vallonnée. Puis la caméra embarquée dans le véhicule glisse sur les champs en bordure. Nous spectateurs appréhendons la campagne de ce point de vue, celui d'une équipe de reportage venue de Téhéran et un peu paumée dans ce trou. Une fois trouvé le village kurde cherché, celui que les habitants appellent l'ingénieur déambulera à l'infini dans le dédale étroit de cet agrégat de maisons opaque, insaisissable, inconfortable - « même dans leur mer il n'y aurait pas d'eau pour moi » dira-t-il.

La campagne est l'autre du cinéma ; par glissement elle devient l'autre nom de ce qui heurte, déstabilise, inquiète, angoisse ceux qui n'en viennent pas. La Ligne Générale politise un vieux motif philosophique et littéraire : le monde rural est le lieu de tous de tous les obscurantismes ; la révolution n'illuminera le peuple que si elle soumet les propriétaires terriens et industrialise la production agricole. Mettant ses expérimentations formelles au service de la propagande soviétique, Eisenstein appuie sa démonstration sur une démonstration de force cinématographique, où les accélérations du montage veulent rendre désirable et jouissive l'accélération industrielle.

De l'hétérogénéité rurale on peut attendre, a contrario, une rupture bénéfique avec la vie citadine et les moeurs modernes qu'elle sécrète. Dépaysement, ressourcement, purification, dépossession : des milliers de livres ou films ont entonné le refrain du bonheur dans le pré – repris en chœur par quelques régimes totalitaires. Respirant le bon air de la campagne pagnolesque du Déjeuner sur l'herbe, respirant surtout les corsages d'une jeune autochtone qui sent bon la lavande et porte un prénom de biquette (Nénette), le professeur Alexis renonce à ses recherches sur la fécondation artificielle. Parmi la nature, l'éminence scientifique reprend goût à la procréation naturelle.

Quinze ans auparavant, c'était le temps d'une partie de campagne qu'une jeune fille tombait ses vêtements urbains pour s'abandonner aux saines suggestions de la sensualité ambiante. La campagne c'est la nature et la Nature : un environnement aquatique et végétal autant que l'ordre authentique et originel qu'ils perpétuent.

Supposé originel et authentique, du moins. Renoir ne serait pas un grand cinéaste s'il ne s'appliquait à troubler une régénérescence a priori claire comme de l'eau de roche. Un orage précède le moment où la jeune fille aborde l'ile immaculée aux bras de son beau canotier. Et son regard extatique d'après l'amour se voile d'une tristesse insondable. Paradoxe d'un dépucelage au beau milieu de la forêt vierge ; ambiguité d'une harmonie paradisiaque sitôt détruite que redécouverte, détruite dans l'élan même de sa redécouverte.

L' « ingénieur » de Kiarostami a trainé son équipe jusqu'aux confins archaïques de l'Iran pour filmer une cérémonie funéraire traditionnelle. Retour à la terre via l'attention portée aux mœurs de ce village-terrier : dit comme ça l'équation était limpide. Mais voilà que ce double du cinéaste désespère de voir l'agonie de la vieille s'achever comme il se doit ; le voilà qui désire cette mort afin d'en ramasser la mise cinématographique. Quand le cinéma embrasse la terre qui l'accueille, c'est le baiser du diable. L'objectif de capter la nature aussitôt la dénature. Ce qui se dépose sur la pellicule n'est que le produit, composite et complexe, de cette opération perverse. La campagne restituée par le cinéma est le produit d'une recréation dont il résulte un bucolisme de seconde main, une pureté manufacturée.

Il est connu que l'histoire des Etats-Unis s'est écrite aussi à l'écran. Que la nation s'est fait tout un film de ses origines à travers de valeureux pionniers qui auraient accompagné des troupeaux jusqu'à l'ouest où ils se seraient sédentarisés pour fonder une civilisation indexée à l'ordre naturel. Joli conte pour enfants, que sont venus compliquer les grands noms de l'âge classique du western. Anthony Mann est de ceux-là. Dans L'Homme de la plaine, Will Lockheart achemine des cargaisons de marchandises à travers le Nouveau Mexique. Lorsqu'il demande à qui appartient le sel des marais alentour, on lui répond : « à celui qui le ramasse ». Or une descente brutale des hommes du coin met aussitôt fin à l'utopie de biens naturels dont chacun dispose à proportion de son labeur. Au commencement il n'y a pas une terre offerte à tous ; au commencement il y a le commerce, déjà, et la lutte âpre pour s'approprier le territoire qui dès lors se découpe et se dessine au gré de l'évolution des rapports de force.

L'Ouest est un rêve de cinéma. Les cow-boys, des vachers d'opérette ; des beaux garçons des villes déguisés en fermiers, avec un bandana propret au cou et des éperons rutilants aux bottes. Des paysans tout citadins issus d'un pinceau maniériste.

L'arrière plan de la première scène de Platform est tapissé d'une fresque où se superposent des carrés de rizière. Du travail agricole nous ne verrons guère plus, pendant les deux heures où le film sinue dans les ruelles de Fenyang, à la frontière nord de la Chine. Il n'en sera question qu'à travers le filtre mythique et idéologique d'une pièce de théâtre édifiante donnée par la « brigade culturelle paysanne » du district. Parfois un tracteur traversera le cadre, égaré, déconnecté de sa fonction. Les champs existent au prix d'une construction mentale du spectateur.

Symétriquement, la ville est, pour Mingliang et ses amis, un fantasme né dans le creux de leur ennui de jeunes ruraux réfractaires à la reprise du flambeau agricole de leurs pères. Ville et campagne n'existent que l'une par rapport à l'autre. N'existent que dans le désir ou la répulsion qu'elles s'inspirent. Des entités relatives dont la synthèse façonne un espace mélangé, hybride, évolutif. Un territoire diffracté à la mesure de la perception qu'en ont ceux qui l'habitent ou ne l'habitent pas.

Au fil des déplacements obligés, des mutations économiques, des lubies humaines, des caprices esthétiques, l'époque contemporaine, peut-être plus vieille qu'on ne croit, configure des espaces intermédiaires qui se cherchent un nom, quand ceux de ville et campagne ne conviennent plus. Dans L'Arbre, le maire, la médiathèque, un édile s'autorise de ses origines locales pour imaginer la construction d'une médiathèque dans un pré bordant un village vendéen. En somme il « réanime » la campagne en y apportant la ville – mais dans le respect du contexte : vielles pierres et mise à contribution des artisans locaux. Respect ? Ce seul mot fait hurler l'instituteur de Saint-Juire : il légitime tous les dommages collatéraux de cette entreprise, et d'abord le béton du parking, qu'on appellera parc pour que le crime soit doux. Baiser du diable encore.

Pour autant il serait trop simple de conclure que la méchante ville grignote inexorablement sur la gentille campagne, puisque dans le même temps les agglomérations s'aèrent d'espaces verts –ceux-là mêmes dont la jeune héroïne du film de Rohmer déplore l'absence dans son village. Dans Bord de, la caméra documentaire de Camille Lotteau suit le cours de la Bièvre qui, prenant sa source à cinquante kilomètres de Paris, remontait jadis à ciel ouvert vers la Seine. Aujourd'hui elle est en grande partie recouverte, mais sous le béton la rivière persiste, résiste, émerge ici et là sous la forme d'un étroit filet d'eau dont le cours a conditionné le dessin de jardins publics, de promenades, d'aires de jeux. Comment appeler ces niches de verdure à la fois artificielles et naturelles ? Faut-il appeler ville ou campagne les territoires dont l'aménagement révoque la nature tout en l'honorant, la protégeant, l'entretenant ? Quant aux gens dont notre maire vendéen prophétise avec discernement – en 1992- qu'ils habiteront des villages et travailleront dans les villes proches, ils sont appelés rurbains.

Dans ville-campagne, c'est le trait d'union qui compte. C'est la circulation, l'échange, la mutuelle altération et ce qui en résulte : des espaces encore mal identifiés et les hommes composites qui le peuplent.

Les jeunes de Platform écoutent de la musique de Taiwan, regardent des films américains, se glissent dans des pantalons pattes d'eph' qui à eux, chinois des années 80, leur semblent un must de l'avant-garde. Dans la campagne de Manuel Poirier se croisent des trentenaires désoeuvrés, évanescents, rebuts de la ville névrosée que l'herbe ne guérit pas. Dans celle de Guiraudie, un agriculteur s'assoit sur un tabouret de traite pour jouer du punk acoustique, des paysans troubadours agencent des fables qui repeignent le paysage naturel (Pas de repos pour les braves), des représentants en machines agricoles redéfinissent les territoires sexuels (Le Roi de l'évasion). La campagne n'est plus le monde figé où des créatures persistent farouchement dans leur identité : elle est une page blanche où se réécrit le monde.

Que demande Pierre Creton aux éleveurs de Haute-Normandie qu'il assoit devant sa caméra dans Secteur 545 ? Ni de raconter leur labeur, ni d'égrener les difficultés de l'exploitation agricole du début des années 2000, mais de répondre à cette question : quelle est la différence entre l'homme et l'animal ? Ainsi se brouille la clicheteuse répartition des rôles : la campagne vit, la ville pense. L'agriculteur agit, l'artiste issu des villes le peint, le filme, le réfléchit. La caméra spiritualise le paysan terre-à-terre.

Pour permettre de telles redéfinitions – changements lexicaux, changements de grains d'image-, il fallait sans doute qu'adviennent des cinéastes issus, sinon du monde rural, de la province profonde, et donc soustraits aux approximations urbaines, bien placés pour savoir que le monde rural déjoue les représentations, pour peu qu'on veuille bien s'en approcher. Guiraudie et Creton sont de ceux là. Le second continue même à travailler dans le monde agricole parallèlement à son travail de cinéaste. Avec ceux-là, c'est aussi le territoire cinématographique qui se recartographie. Les frontières s'estompent : entre Paris et la province, entre le docu-terroir et la fiction citadine, entre le cinéma professionnel et le cinéma amateur. C'est à la Roche-sur-Yon, Vendée, que certains viendront échanger autour de leurs films entre le 14 et le 20 octobre.